Une foi encore légitime ?
Trajectoire de la sécularisation au Québec
Pierre Gaudette, prêtrenote 1
Dans une entrevue qu’il donnait au Figaro il y a quelques années, le père Henri Madelin, s.j., constatait que la « foi devenait contre-culture ». Il émettait l’idée que la société faisait ainsi payer à l’Église « le monopole de la régence sur les consciences, longtemps exercée ». Qu’en est-il chez nous au Québec ? Il peut être instructif de relire notre parcours depuis les années 1950 à la lumière des différents degrés de sécularisation qu’identifie le philosophe québécois Charles Taylor dans son maitre-ouvrage : L’âge séculiernote 2.
L’intention fondamentale de l’auteur est de décrire « le changement qui nous mène d’une société dans laquelle il était virtuellement impossible de ne pas croire en Dieu, à une société où la foi, y compris pour le croyant le plus inébranlable, est une possibilité parmi d’autres »(p.13).
Ce changement, plusieurs d’entre nous l’avons vécu.
1. Au point de départ, une société sacrale.
Le point de départ de Taylor est celui d’une société « sacralisée ». Il s’agit d’une société au sein de laquelle l’ensemble des distinctions que nous faisons entre les aspects religieux, politiques, économiques, sociaux etc. de la vie cesse d’avoir le moindre sens. Dans ces sociétés, la religion était ‘partout’. Elle était en tout et ne constituait nullement, en elle-même, une sphère distincte ».
Pensons, par exemple, à une société islamique comme l’Iran : le pouvoir politique est soumis à la discrétion du « Guide de la Révolution » qui est un religieux. Les lois sont directement déduites du Coran. Le temps vécu est marqué par les cinq prières quotidiennes, le repos hebdomadaire du vendredi et le jeûne annuel du Ramadan. Il faut bien reconnaître que notre société canadienne-française des années 50 présentait un certain nombre des traits d’une « société sacralisée » : coïncidence des cadres de la paroisse avec ceux de la municipalité civile ; influence déterminante du curé de paroisse ; encadrement de la société civile par les diverses institutions créées par l’Église: écoles, universités, hôpitaux, syndicats, caisses populaires, services sociaux etc. Le catholicisme imprégnait la culture ambiante et marquait le temps vécu : messe et vêpres du dimanche, fêtes d’obligation, jeûne du carême, etc. Cependant, - et en cela cette société se distinguait de la société sacrale - l’État jouissait d’une autonomie de principe par rapport à l’Église.
Dans une telle société, l’ensemble des habitants partagent une même vision du monde et de l’histoire, ce que Taylor appelle « les grands récits ». Pour les chrétiens, ce sont les grands mystères de la foi. Cette vision imprègne les mentalités, elle fonde les valeurs morales proposées à l’agir. Elle est perçue comme évidente et n’est pas remise en question, sauf par quelques contestataires. Ces grands récits sont là et ils expriment la vérité des choses. Ils soutiennent la réflexion et ils inspirent l’agir. On y réfère constamment ou, plus précisément, on réfère aux clercs qui exercent un rôle fondamental en les interprétant.
2. Premier degré de sécularisation
Mais peu à peu des fissures apparaissent dans ce bloc compact. Suite au dynamisme de la réflexion philosophique et au progrès des sciences, on devient plus conscient du fait que les divers champs de la réalité créée ont leurs lois propres qu’il faut découvrir. Nous sommes devant un premier degré de sécularisation. Celui-ci a été engendré en Occident par la foi chrétienne elle-même avec son dogme de la Création distinguant l’ordre du divin et l’ordre du créé. Cette sécularisation est valable - et même nécessaire - dans la mesure où elle met en lumière la « juste autonomie des réalités terrestres » et la nécessité d’aborder ces réalités en fonction de leurs lois propres. Vatican II l’a reconnu :
Si, par autonomie des réalités terrestres, on veut dire que les choses créées et les sociétés elles-mêmes ont leurs lois et leurs valeurs propres, que l’homme doit peu à peu apprendre à connaître, à utiliser et à organiser, une telle exigence d’autonomie est pleinement légitime : non seulement elle est revendiquée par les hommes de notre temps, mais elle correspond à la volonté du Créateurnote 3.
Dans une telle société, les principes auxquels nous nous référons dans les diverses sphères d’activités « ne nous renvoient pas en règle générale à Dieu ou à des croyances religieuses ». Ils se fondent sur la nature des choses, sur les perceptions de la raison. Cela est quand même « compatible avec le fait que l’immense majorité des gens puisse continuer de croire en Dieu et de pratiquer consciencieusement leur religion ». Les grands récits chrétiens continuent d’être présents. On s’y réfère volontiers pour donner un sens à l’existence mais on s’y réfère moins pour faire les choix de la vie courante, car ceux-ci sont fonction des lois propres à chaque domaine. On commence donc à observer un certain détachement entre la vision globale - chrétienne -, les valeurs gouvernant la société et les comportements adoptés par les citoyens.
Mais ce qui caractérise surtout cette étape, c’est la revendication par le pouvoir politique de son autonomie par rapport au pouvoir religieux. On a pu observer cette dynamique au moment où s’est affirmée notre révolution tranquille. Des hommes politiques - parmi lesquels des catholiques convaincus - ont voulu se dégager des liens trop étroits existant entre les autorités religieuses et civiles. Ils ont voulu construire un État qui assumerait pleinement ses responsabilités dans les domaines de la santé, de l’éducation, des relations de travail, des services sociaux que l’Église catholique avait très largement pris en charge. Cette entreprise de réappropriation s’est poursuivie jusqu’en 2000 avec la déconfessionnalisation du système scolaire, tout comme la dynamique de la sécularisation elle-même.
3. Deuxième degré de sécularisation.
Il y a, nous dit Taylor, un deuxième degré de sécularisation qui « correspond au déclin de la croyance et de la pratique religieuses, au fait que les gens se détournent de Dieu et ne se rendent plus à l’église ». Les grands récits s’estompent et exercent de moins en moins d’influence sur la vie quotidienne. Les valeurs morales s’appuient de moins en moins sur ces grands récits. Les interventions cherchant à les promouvoir en se fondant, par exemple, sur la révélation et les mystères de la foi, deviennent de moins en moins convaincantes. Il faut axer le discours sur les valeurs humaines elles-mêmes : fraternité, liberté, égalité, respect de la personne, etc. Les grands récits demeurent quand même présents à la conscience de la majorité qui y voit un élément de son identité. Par exemple, on continue dans les recensements à se déclarer catholique même si on ne pratique que rarement et que l’on prend des distances vis-à-vis les autorités de l’Église, particulièrement sur le plan moral. La religion demeure comme un référent global, comme en arrière-plan mais n’influe que légèrement sur l’agir. On commence à parler d’une religion purement culturelle.
4. Troisième degré de sécularisation
Les tendances signalées précédemment s’accentuent de plus en plus.Les grands récits chrétiens ne touchent plus que certains secteurs de la population car ils coexistent avec d’autres récits. Le pluralisme religieux s’installe progressivement. La présence de plusieurs religions côte à côte les relativise toutes. De plus, la vision globale du monde et de l’histoire fait de moins en moins référence à quelque chose de transcendant. Un grand nombre de personnes s’enferment dans l’ici et le maintenant. Dans une telle société, « la foi, y compris pour le croyant le plus inébranlable, est une possibilité parmi d’autres », elle coexiste avec des adhésions de foi différentes ou encore avec la non-croyance qui rejoint de plus en plus de personnes. Se présentant lui-même comme un croyant, Taylor précise ce dernier point : « Peut-être est-il inconcevable pour moi de renoncer à ma foi, mais il en est d’autres, parfois parmi mes proches, qui n’ont pas la foi (qui ne croient du moins ni en Dieu ni en une transcendance) et dont je ne peux cependant stigmatiser le mode de vie au motif qu’il serait dépravé, aveugle ou indigne. Ce sont d’autres modes de vie. Et cela signifiera probablement dans quelques milieux qu’il sera difficile de préserver sa foi » (p.16). C’est ce qu’on ressent profondément au Québec depuis une vingtaine d’années. Il vaut la peine de nous arrêter un moment ici pour faire le point et voir comment la situation se présente au tournant du 21e siècle. Nous nous référerons à une excellente étude de Martin Meunier, Jean-François Laniel et Jean-Christophe Demersnote 4.
À partir de l’analyse d’une foule de données statistiques récoltées entre 1971 et 2006, les auteurs montrent que le rapport des Québécois au catholicisme n’a plus la même cohérence qu’autrefois : il est traversé par trois logiques différentes : une logique de croyance, une logique de mise à distance de l’Église institution, une logique d’appartenance culturelle.
a. Une logique de croyance
Les statistiques font voir que les croyances se rapportant au corpus catholique récoltent encore un bon pourcentage d’adhésion chez l’ensemble des Québécois : Dieu (70%), Jésus (63%), Ciel (64%). Cependant elles sont mêlées de croyances appartenant à d’autres religions (v.g. la réincarnation : 42%) ou à d’autres mouvements spirituels, ésotériques etc. On parle alors de l’émergence d’une religion à la carte où chacun choisit ses propres croyances et son propre cheminement.
b. Une logique de mise à distance de l’Église institution
Cette mise à distance est particulièrement visible dans l’attitude des Québécois par rapport au mariage. Le taux de célébration des mariages catholiques baisse au Québec comme dans le reste du Canada. Cette baisse cependant affecte au Québec tous les types de mariage. Alors que le nombre de mariages catholiques chute de plus de la moitié, celui des mariages civils chute de plus du tiers de 1989 à 2004 ; le nombre de mariages religieux non catholiques reste, quant à lui, relativement stable. En tant que champions mondiaux des unions libres, les Québécois semblent en découdre avec l’institution même du mariage. Ce qui frappe, c’est « la quasi-unanimité d’aujourd’hui dans cette sortie collective de la pratique catholique. Cette quasi-unanimité, sinon ce nouveau conformisme, donne l’impression de relever d’une logique de mise à distance où un rapport critique à l’institution catholique serait en jeu » (p.104). Cette mise à distance est confirmée par le rejet de l’enseignement moral de l’Église à propos de la sexualité, de l’avortement, de la contraception et du mariage.
c. Une logique d’appartenance culturelle au catholicisme
Mais, à l’inverse, on observe un phénomène bien particulier démontrant chez les Québécois francophones un fort sentiment d’appartenance au catholicisme : le nombre des baptêmes demeure très élevé ainsi que, lors des recensements, l’identification du catholicisme comme religion de référence. En évaluant le nombre de naissances provenant de familles dites catholiques, les auteurs arrivent à des taux de baptême très élevés : 98.0% en 1981, 92.8% en1991 et à 88.7% en 2001. « Cela veut dire que même en 2001, près de 9 enfants sur 10, nés d’une mère se déclarant catholique, étaient baptisés à leur naissance » (p.102).
De plus, si on examine le taux de ceux qui se déclarent catholiques lors des recensements de 1971 à 2001, on s’aperçoit que ce taux ne descend pas en bas de 80%, se situant habituellement autour de 85% pour les différents groupes d’âge. Les auteurs constatent : « Non seulement l’appartenance catholique est-elle restée relativement stable depuis 30 ans, mais encore faut-il constater qu’elle réunit plus de 90% des Québécois parlant le français à la maison » (p.105). Sur ce plan, nous pouvons déceler au Québec la présence d’une religion culturelle faisant partie - parfois inconsciemment - de la définition de l’identité des Québécois francophones. On pourrait en trouver des indices dans les débats d’il y a trois ans sur la Charte des valeurs. On en trouve des témoins éminents chez des essayistes, des journalistes et des cinéastes se disant à la fois non-croyants et catholiques. Ils apprécient les oeuvres littéraires, musicales, architecturales que le catholicisme a produites dans son histoire et au Québec; ils évoquent avec nostalgie les célébrations traditionnelles de Noël, par exemple. Mais ils mettent entre parenthèses ce qui en a été la source, à savoir la foi en Dieu.
Si on met ensemble ces trois logiques, on peut déceler « un rapport qui en serait un d’amour/haine à l’égard de la religion, [un rapport] qui serait tel que la religion demeurerait culturellement un lieu de fondation identitaire tout en ayant la valeur de repoussoir, notamment parce qu’elle serait étroitement associée à un encadrement personnel et social jugé souvent excessif » (p.115). On retrouve souvent, d'ailleurs, ce rapport d’amour/haine dans les pays où une religion particulière s’est trouvée en situation de monopole comme l’Église catholique au Québec. Mais ce rapport est loin d’en assurer l’avenir.
5. Vers une sortie du catholicisme culturel
En effet, nos auteurs poursuivent leur analyse et concluent que nous sommes sans doute en marche vers un degré de sécularisation encore plus prononcé.
En examinant de près les statistiques à partir de 2001 et en distinguant bien les différences entre les strates d’âges, ils se posent des questions troublantes à propos de la génération « Y » c’est-à-dire à propos des personnes nées entre 1976 et 1990. À partir de 2001, ils constatent en effet une baisse importante dans les indicateurs mentionnés plus haut (pp. 120-121).
En effet le taux d’appartenance à la religion catholique au Québec passe de 83,59% en 2001 à 77,90% en 2006 pour l’ensemble de la population ; mais pour la génération Y, il est de 69,10% en 2006. Autre statistique significative, le taux de baptêmes par rapport aux nouveaux-nés de mères catholiques passe de 88,7% en 2001 à 82,8% en 2006. Si nous examinons le taux de pratique religieuse hebdomadaire des Québécois selon les différents groupes d’âge en 2006, nous obtenons les chiffres suivants :
Pré-baby-boomers (nés avant 1945) 38,3%
Baby-boomers (nés entre 1945 et 1965) 8,8%
Génération X (nés entre 1965 et 1976) 5,8%
Génération Y (nés entre 1976 et 1990) 4,1%
Pour la même année 2006, nous recensons 24,2% de non- pratiquants chez les pré-baby-boomers, 43,9% chez les baby-boomers; 43,7% dans la génération X et 48,8% dans la génération Y.
De toutes les statistiques qu’ils ont compilées, les auteurs concluent que « ce qui débuta par une sortie cultuelle de la religion pour les baby-boomers semble se transformer progressivement en une sortie de la religion culturelle pour la génération des post-boomers socialisée à la critique de l’institution catholique » (p.122). Cette génération n’a pas connu les formes de religiosité que leurs pères avaient connues. Ils n’ont aucune expérience personnelle de l’émotion qui entourait la fête de Noël avec la messe de minuit, le réveillon, les visites de la parenté. Ils n’ont aucune idée de ce que représentent les statues dans les églises ou de ce que signifient les mots du Credo. La religion catholique risque de disparaître de plus en plus de leur horizon vécu. « La génération Y augurerait une certaine rupture générationnelle, se traduisant par un déclin accéléré et inédit de l’appartenance au catholicisme et par un déclin de la pratique du baptême » (p. 125). Même si les auteurs affirment qu’il s’agit là d’une hypothèse à confirmer par la suite, la simple observation nous permet d’affirmer qu’elle est en train de se vérifier. Les jeunes ne manifestent ni l’agressivité de leurs grands-pères face l’Église ni l’éventuelle nostalgie de leurs pères par rapport au catholicisme : ils se caractérisent par l’ignorance ou l’indifférence.
6. Quatrième degré de sécularisation
On pourrait prolonger la réflexion de Taylor et parler aussi d’un quatrième degré de sécularisation. À la fin du texte cité plus haut, Taylor ajoutait : « Pour bon nombre d’autres individus encore, la foi n’apparaîtra pas comme une possibilité légitime. Ils sont certainement des millions aujourd’hui à penser de la sorte » (p. 16). C’est la sécularisation extrême, une sécularisation qui devient du sécularisme. La foi et la religion apparaissent comme une survivance d’un passé mythique, une forme d’adhésion indigne de la raison humaine, un complot pour maintenir dans l’ignorance et la soumission des populations naïves. Dans les débats sur la laïcité, certains courants adhèrent à ce sécularisme et souhaitent extirper de l’espace public toute trace de foi et de religion. Dans ce contexte, on pourrait peut-être dire que le catholicisme devient, comme le dit Madelin, une contre-culture, à condition de ne pas donner au concept une connotation agressive. On veut simplement indiquer qu’il n’est plus une religion dominante, matrice de la culture globale ; il n’est plus une religion culturelle identitaire. Il est minoritaire dans une société de plus en plus sécularisée.
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C’est cette situation nouvelle qu’il nous faut accueillir comme un fait. Non pas pour nous lamenter mais pour y voir la terre dans laquelle il nous faut semer la Bonne Nouvelle du salut, une terre qu’il nous faut aimer avec le cœur même de Dieu. En permettant que nous soyons dépouillés des ressources abondantes dont nous disposions et des structures éprouvées sur lesquelles nous nous appuyions, le Seigneur nous invite à retrouver dans la foi le sens de notre mission comme Église et l’abandon aux moyens de salut qu’il nous offre. Porteurs d’une joie qui se renouvelle dans la rencontre du Ressuscité, nous sommes appelés à construire jour après jour des communautés fraternelles unies par l’Esprit et rendant témoignage de la miséricorde du Père par le service désintéressé des plus pauvres et des plus petits.
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Note 1
Pierre Gaudette est prêtre du diocèse de Sainte-Anne de la Pocatière. Il a été professeur de morale fondamentale à la Faculté de théologie et de sciences religieuses à l'Université Laval de 1967 à 2002, secrétaire général de l'Assemblée des évêques catholiques du Québec de 2002-2008 et membre de la Commission internationale de théologie de 1997 à 2008.
Note 2
Charles TAYLOR, L’âge séculier, Boréal, 2011. Les citations sont tirées de l’introduction de l’ouvrage, pp. 11 à 18.
Note 3
Vatican II, L’Église dans le monde de ce temps, no 36 #2.
Note 4
Cf. E. Martin MEUNIER, Jean-François LANIEL, Jean-Christophe DEMERS, « Permanence et recomposition de la religion ‘culturelle’ dans Robert MAGER et Serge CANTIN, Modernité et religion au Québec, Où en sommes nous ? PUL 2010, pp. 79-128.
Revue EN SON NOM, Vie consacrée aujourd'hui
Vol. 75 No. 4 / Septembre - Octobre 2017
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