Vérité

Éclats de vérités ou de la difficulté à faire la vérité 

Maxime Allard

 

Un questionnement sur la vérité…

Maxime AllardEn débutant la lecture de cet article, vous êtes en attente de vérité. Vous me demandez de tenir des propos vrais. Vous me demandez d’être vrai. C’est un contrat implicite entre nous, une question de justice. Et avec cette attente et ces demandes, nous circulons déjà dans la constellation formée par divers aspects de la vérité et de son expérience.

Or je dois vous avertir d’emblée : je crains fort de ne pouvoir vous écrire « la vérité ». En tous cas, je vous assure que je n’écrirai pas toute la vérité sur la vérité. Cela dépasse mes forces, le temps alloué pour l’écrire et le nombre de mots permis. Cela dépasserait aussi le temps que vous êtes à même d’y consacrer.

Je tendrai donc à éviter des erreurs. Je tenterai de ne pas vous induire en erreur. Je vais m’essayer à rendre justice à quelques aspects de la vérité. Je le ferai en quelques tableaux. Chacun, à sa manière, vise vraiment à atteindre du vrai. Je vous assure que je ne ruserai pas. Je n’ai l’intention ni de vous tromper ni de mentir. De tels stratagèmes nous éloigneraient encore plus de la vérité.

Je crains et pourtant, j’écrirai. Quitte à décevoir quelques-unes de vos attentes. Quitte, peut-être, à éveiller chez vous et entre nous le désir du labeur de la vérité.

 

Pas de vérité mur à mur

Premier constat : Si nous prenions le temps d’y réfléchir vraiment, nous pourrions admettre que la vérité advient sur une part, somme toute, assez congrue de l’ensemble de ce que nous pensons, disons et faisons. Aristote nous en avertissait dans son traité De l’interprétation. Habermas, plusieurs siècles après lui, revenait sur ce point dans Théorie de l’agir communicationnel. La vérité a trait au théorique, à une demande d’évidences, de certitudes. Pour bien des penseurs, les mathématiques en sont le modèle, l’exemple parfait ! Mais dans la sphère de l’éthique, de l’esthétique, du politique, de l’expression de soi et de la constellation des mythes, le vrai – lorsqu’il y en a ou pourrait y en avoir – est toujours enveloppé, traversé, intégré à des perspectives relevant du bien, du beau, du droit, du juste, du sens. La vérité ne règne pas sur ces pans de notre existence ou de nos propos. Vous me direz peut-être : tout cela est convertible – comme les transcendantaux médiévaux – au vrai ou à l’être. Mais, justement, cette conversion n’était entière, alors, qu’en Dieu. Pour le reste des êtres pensants, des écarts entre ces perspectives sont repérables, des syncopes et hiatus s’observent et ne se laissent pas résorber. Autrement dit, l’attente ou la demande de vérité ne saura être satisfaite toujours ou sur tous les sujets, problèmes et situations.

 

Difficile de prendre le temps de faire la vérité

Second constat : Faire la vérité sur une situation exige du temps. Beaucoup de temps car il faudra rassembler des informations, trier, analyser, s’autocritiquer, juger, etc. Dire la vérité, trouver les mots justes pour dire toute la vérité et rien que la vérité : cela aussi demande du temps. De plus, tant pour « faire la vérité » que pour la dire, il faudra admettre des nuances. Il faudra reconnaître des zones pour lesquelles de l’insu demeure. Des aspects d’une question ou d’une réponse peuvent ne pas être compris hic et nunc. Des termes peuvent manquer pour les dire. Ne craignez pas : de la vérité, il y en aura toujours et encore à venir, à attendre, à demander. Entre-temps, demeure la possibilité d’une parole vraie, authentique… lorsque cela est à portée de voix, de cœur, d’options éthiques. Parfois, au lieu de la vérité entière, sous sa forme mathématique ou scientifique (sic), nous devrons nous résoudre à produire des récits, des fables, des poèmes… et à séjourner dans le questionnement !

Or, dans un monde en accélération, dans un monde pour lequel la connaissance doit être rapide et rapidement énoncée et diffusée, prendre le temps de faire la vérité pose problème. Dans un monde et des espaces fluides, fluctuants, structurés par les opinions et émotions du moment, ces temps de recherche de la vérité et du discours soupesé, adéquats à ce que permet la recherche, sont mis en question, soumis à la question. On les dévalue ou on les rejette : on refuse de prendre le temps de rendre justice. Pourtant, l’attente et la demande de vérité demeurent. J’en veux pour signe ces ersatz offerts, ces placebos de vérité mis en vente et qui trouvent preneurs !

Je crains de ne pouvoir aller plus loin sans m’aventurer hors du sentier étroit et difficile de la vérité.

 

De la vérité qui heurte à l’espérance de la justice

La vérité risque de (vous) heurter. On dit de la vérité qu’elle libère. Elle peut blesser aussi. On dit vouloir la vérité et pourtant on s’accommode bien du demi-savoir. Je pourrais finir en prison pour avoir énoncé la vérité à contretemps. Ce n’est pas pour rien qu’on parle du courage de la vérité. Lorsque vous aurez du temps, je vous suggère de lire le beau cours de Michel Foucault intitulé Le courage de la vérité.

Mais la vérité peut aussi faire mal par ignorance. Rappelez-vous la fable de La Fontaine, « Le loup et l’agneau ». Relisez-la, histoire de vous assurer que je ne vous trompe pas et que je vous en propose une lecture vraie. 

Le petit agneau tient des propos vrais. Il est doué pour son âge : il connaît la dynamique des fluides; il comprend le sens de l’histoire; il connait bien son monde. Il est pourtant, sans autre forme de procès, amené en forêt pour y être dévoré. Ses propos ont heurté le loup affamé qui n’a guère d’oreilles pour la vérité. Ils lui ont valu la mort. L’agnelet qui tétait encore sa mère n’avait pas su cerner la vérité de ces situations où la « raison » du plus fort est toujours la meilleure ! Face à la violence, la vérité ne fait pas le poids. Reste le martyre et encore.

Plus encore, cela met en lumière ceci : la vérité a partie liée à la justice, comme dans le Psaume 84 ! Mais ce rapport est si fragile. Il est si facile de contourner la vérité, de circonvenir la justice que, certains jours, je n’espère la vérité et la justice que plantées sur un horizon inatteignable. D’autres jours, plus optimiste, je me dis que vérité et justice marcheront, main dans la main, dans le Royaume des cieux, à la « fin des temps »… après le « Jugement dernier » qui fera la vérité ! Suis-je dans l’erreur ? Généreusement, vous me répondrez : « pas tout à fait ! » Car il faut en convenir : il y a des éclats de vérité et de justice éparpillés dans nos vies, dans l’histoire ! Tout aussi gentiment, je vous répondrai : « c’est ce qui nourrit mon espoir de vérité ». Mais ai-je – avons-nous – la force et l’espérance de la vérité tout entière ?

Entre-temps, que faire ? Sommes-nous condamnés à ruser les uns avec les autres, les unes contre les autres ? Pour que la vérité ne heurte pas, lorsqu’il y en a, faudrait-il la camoufler, la maquiller ? La lover, discrètement, entre des propos gentils, galants, qui ne dérangeront pas ? La distiller, goutte à goutte, selon un dosage étudié ? Autrement dit, devrai-je, gérer et administrer de la vérité, comme le médecin administre des médicaments ou comme le ministre choisit ses propos avant une conférence de presse ? Les « renards » et les « singes » de La Fontaine savaient y faire. Mais pour ce faire, il faut prétendre déjà posséder beaucoup de vérité, de dextérité. Il y a toute une rhétorique de la vérité. Mais, justement, c’est une rhétorique…

Je vais donc fabuler en partant d’une péricope évangélique ! Mais, attention, je suis fils de Jean de La Fontaine, je crois les fables très vraies.

 

Dire toute la vérité

Elle – il s’agit d’une femme sans nom – « lui dit toute la vérité » (Marc 5,33). Que dit-elle à Jésus ? Nous aimerions le savoir, non ? Car elle ne lui dit pas seulement la vérité (j’ai touché le pan de ton manteau). Elle lui dit « toute la vérité » à l’occasion d’une question qui n’en demandait pas tant. En effet, Jésus cherchait seulement à savoir « qui » l’avait touché. A-t-elle pris le temps de lui parler de ce qu’elle vient de ressentir dans son corps, de ce qui l’a amenée à avoir le courage de venir le toucher, de croire fermement que cela pourrait changer quelque chose, et mettre fin à ces douze années de souffrance, à son ostracisme de la communauté, etc. Nous voudrions savoir la vérité sur toute cette vérité qu’elle partagea à Jésus. Et c’est là que nous fabulons. La péricope évangélique, pour sa part et son sens, ne requiert pas cette quête.

Alors, fabulons. Imaginez la nouvelle : « Une inconnue touche Jésus. Guérie, elle lui dit toute la vérité » ! Belle et bonne nouvelle. Mais que faire de cette information ? Nous espérons que des journalistes interrogeront les gens qui entouraient Jésus, qu’ils chercheront à parler à des membres de sa famille : qui est-elle ? Que fait-elle ? Que pense-t-on d’elle ? Quelle fortune possédait-elle pour s’être fait traiter si longuement et sans effets bénéfiques ? Pour la bonne mesure, nous espérons que quelqu’un discutera avec un spécialiste de ces maladies, voire avec une spécialiste des mécanismes qui excluent les femmes de la société. Mais ces éléments d’informations ne nous parviendront que par intermittence et éclats. Difficile, dans ces conditions, de reconstituer « toute la vérité ». De plus, ces bribes nous rejoindront par accident, au hasard du surgissement d’une nouvelle sur notre écran ou notre téléphone, au détour d’une conversation; ils surprendront notre inattention… Et, avec ces bribes, nous nous forgerons un récit, une idée, un jugement, une condamnation ou une action de grâce ! Mais « toute la vérité » nous échappera encore.

Quand pouvons-nous dire savoir (toute) la vérité ? Quand et comment retransmettre véritablement et moduler en vérité ce que nous avons entendu, car nous n’étions pas là, nous n’avons pas enquêté, nous n’avons que repiqué des mots et des images ici et là. Saurons-nous nous retenir jusqu’à ce que nous sachions la vérité et le fond de l’affaire ? Peut-être pas ! Pas par méchanceté, je l’espère en tout cas. Par distraction ou curiosité alors ? Une nouvelle « une » a succédé à celle-là; peut-être plus sensationnelle ? Peut-être nous touche-t-elle plus que celle de « l’hémorroïsse guérie » ? Une nouvelle information plus rassurante et moins dérangeante nous détournera de l’hémorroïsse, car elle ne nous demandera pas de chercher, de nous investir pour nous former un jugement critique.

 

Recoller des éclats ?

Si vous lisez encore en croyant que j’écris en circulant dans la constellation des enjeux de la vérité, vous aurez remarqué que j’avance et que je recule. Je pose une idée, je la pèse, je la nuance ou la circonscris. À chaque élément positif offert, j’ai accolé un bémol. Cette dialectique me semble nécessaire pour inciter à durer dans le labeur de la vérité.

Tentons une dernière approche pour recoller le tout si possible.

Des propositions vraies circulent. Encore faut-il se donner la peine de les écouter et de les recevoir après les avoirs justifiées et reconnues telles.

Des propos vrais circulent. Ils engendrent des réactions passionnées diverses. Ce sont de vraies réactions, des émotions véritables. Celles-ci se mêleront inévitablement aux propos et propositions. Ne fallait-il pas que, déjà, des passions, des volontés nous meuvent à choisir pour aujourd’hui tel propos, à choisir d’en faire une « nouvelle » méritant de circuler ici, librement pour faire connaître de la vérité ? Comment alors démêler proposition, propos retenu, passions les portant et passions les recevant ? Au lieu de réfléchir vraiment, on saute aux conclusions. On prête des intentions. On y voit du caché, du tu, du manipulé. C’est peut-être le prix à payer pour avoir été instruits par des maîtres et des maîtresses du soupçon. On désire de la transparence, sans y croire; de la pureté et de la vertu sans véritablement en espérer; de la justice et de la charité, sans aimer vraiment la trouver ou la faire…

Ainsi des propositions peuvent être vraies, universellement vraies. Elles relèvent habituellement de la métaphysique ou de systèmes symboliques comme les mathématiques; parfois de l’histoire ou d’autres disciplines. Les propositions de ce type font rarement la « une » des journaux et des médias sociaux même lorsqu’elles existent ou pourraient contribuer à apaiser des débats ou à en engager certains selon des perspectives plus fructueuses pour que nous nous entendions véritablement. Elles ne surgissent qu’accidentellement dans les conversations de tous les jours… et on peut s’en servir pour habiller du mensonge ou de l’ignorance ! Cela se voit dans des discours sociaux, politiques, dans des propos théologiques, pastoraux et journalistiques, lors d’échanges au quotidien entre proches. On peut se tromper, être trompés et, aussi, choisir de tromper ou consentir à le faire.

Vous me direz que la logique et la pensée critique ne sont pas innées. Je serai d’accord avec vous. Mais qui désire vraiment apprendre les tables de la vérité, les lois de la dérivation, les formes syllogistiques, les procédures méthodiques pour avérer et justifier une proposition ? Et même si, un jour, nous les avons apprises, voulons-nous, ici et maintenant, soumettre les propositions et les « faits » dont on nous informe avec tant de générosité et de tant de manières à ces complexes protocoles pour juger en vérité ? Car désirer la vérité, désirer y travailler en ayant les moyens de le faire, tout cela est une chose. S’y engager en est une autre.

Que de la vérité se trouve au bout d’un clic ou à la suite de la lecture d’un vieil in-octavo, peu importe. Ce qui est vu et lu n’est pas encore vraiment de la vérité. La personne qui clique ou tourne les pages doit encore peser, vérifier, comprendre ce qui est vu et lu et en juger. Et pour durer dans ces moments, souvent arides, il faut canaliser du désir pour qu’il ne s’éparpille pas à amasser de l’information sans la traiter. Il importe de résister à la facilité de nous en remettre avec crédulité à une « autorité » reconnue.

 

La perception de Thomas d’Aquin

Et pourtant, ayant écrit tout ceci, ayant mis de l’avant diverses raisons de nous méfier des vérités prêtes-à-porter tout autant que du rejet pur et simple de l’idée de vérité, j’ai confiance que nous pouvons ensemble articuler, argumenter pour connaître la vérité et en juger. En cela, je partage des options fermes d’un Thomas d’Aquin. Il est possible d’éduquer à la vérité. Il est impératif de donner à espérer qu’un usage affiné de nos capacités intellectuelles, dans leurs limites réelles, permet d’offrir de la vérité, d’en contempler des éclats. Quant à déployer la vérité de ces options thomasiennes, ce sera pour une autre fois.

 

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Note sur l'auteur

Maxime Allard, OP, est né à Québec. Il enseigne la philosophie et divers cours en théologie au Collège universitaire dominicain (CUD). Il enseigne aussi au Collège néo-classique où son attention porte sur les questions économiques, sociales et politiques. Il a travaillé pour Vie liturgique, enseigné en Afrique du Sud, au Rwanda, en France, en Lituanie. Il collabore à la « Messe Familiale » de la paroisse Saint-Jean-Baptiste d’Ottawa.

 


Revue EN SON NOM, Vie consacrée aujourd'hui
Vol. 79 No. 4 / Octobre- novembre - décembre 2021

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